SORTIR SANS TITUBER
QUEL EST LE MEILLEUR HOMMAGE QUE L'ON PUISSE VOUS RENDRE AU SORTIR DE VOTRE RESTAURANT ?
Que l'on se sente bien. Auparavant, on sortait à grand peine d'un repas gastronomique (d'un festin, comme on disait). On titubait presque. On en venait à regretter ses excès.
Avant d'ouvrir mon restaurant, j'avais entamé une longue réflexion avec des médecins et un aspect de nos coutumes m'avait interpellé : l'habitude de terminer le repas avec un dessert qui forcément alourdit. Au Japon, au contraire, on propose un itinéraire (et non pas un menu) de 9 à 13 plats dans un ordre palindromique. Cette notion de dessert y paraît étrange.
FAUDRAIT-IL ALORS CRÉER DES RESTAURANTS EXCLUSIVEMENT SALÉS !
Pourquoi pas ? Mais en ouvrant symétriquement des salles sucrées, dans lesquelles on servirait la pâtisserie. Ces salles seraient opérationnelles jusqu'en fin d'après-midi, disons jusqu'à 17 h car, passée cette heure, la pâtisserie devient lourde.
DES DESSERTS NON SUCRÉS
DONC, PAS DE DESSERTS ?
Cela n'empêche pas de proposer des desserts, mais desquels on a retiré le sucre. Une pâtisserie désucrée, en somme. On a le goût sans le sucre, comme c'est le cas de la Chartreuse de laquelle on retire le sucre par distillation. Je préfère cela aux procédés cryogéniques, qui bloquent les saveurs.
LE TOFU À L'ASSAUT DU DOUBLE CRÈME
MIS À PART CES DESSERTS « DÉSUCRÉS », QUELLES INNOVATIONS APPORTEZ-VOUS ?
On peut nettement diminuer l'apport de matière grasse en utilisant le lait frais ou le lait de soja plutôt que la crème. Des tests à l'aveugle démontrent que le goût des plats n'en est absolument pas affecté. En fait, la matière grasse n'enrichit pas le goût. Escoffier, notre maître à tous, évoque dans son guide culinaire cinq recettes de quenelles à la lyonnaise à base de beurre, de crème ou de graisse de veau, sur lesquelles ses successeurs ont surenchéri (double crème et double beurre). Pendant la guerre, du fait de la raréfaction des BOF (beurre, œufs, fromage), la graisse de veau les a remplacés avec des résultats tout aussi satisfaisants. Je vais plus loin en y substituant du tofu de lait de soja ou de lait d'avoine. En test à l'aveugle, on s'aperçoit que le goût des produits bruts s'en trouve totalement dégagé. Et surtout, le repas n'est pas alourdi. La digestion s'en trouve facilitée.
IMMUNO-NUTRITION ET RYTHMES VITAUX
VOUS ÉVOQUEZ LA SANTÉ. VOTRE CUISINE EST DONC DIÉTÉTIQUE ?
Vous pouvez la qualifier comme vous voulez, mon but reste le goût. Rien de médical à tout cela. D'ailleurs, une commande sur cinq fait état de requêtes particulières : d'ordre religieux bien sûr (pas de porc), mais surtout d'ordre diététique (pas de gluten). On peut alors parler d'immuno-nutrition, c'est-à-dire se nourrir selon ses capacités immunitaires et digestives. Je sers donc du pain sans gluten, le pain classique n'étant absolument pas une nécessité (comme le démontre Michel Guérard qui propose sa cuisine-minceur depuis 40 ans !). " BON ! " votre livre des saveurs et minceur, débute par un recensement des qualités nutritives des aliments qui serviront aux recettes évoquées, ainsi que leur périodicité. Ce préambule marque ma détermination à tenir compte des qualités nutritives mais aussi des rythmes vitaux, pour une alimentation naturellement saine.
ENTASSEMENT DE CALORIES COLORIÉES
EST-ELLE UN REMÈDE AU SURPOIDS ?
Ceux qui en sont affectés ont peu de connaissance des produits et de leur incidence dans l'organisme. Il y a donc un problème d'éducation. Au lieu de se délecter de goûts et fragrances précieuses, on dévore un entassement de calories plus ou moins coloriées. Plus les gens sont éduqués, plus leurs régimes sont équilibrés. Les civilisations qui ne sont pas (encore !) occidentalisées ont une connaissance nutritionnelle innée. Mais dès qu'il y a assimilation erratique de la nourriture occidentale, on assiste à cette malheureuse évolution. On commence à le constater en Chine, où la haute gastronomie est un signe d'aristocratie, mais où les couches affamées depuis des décennies se jettent sur les aliments industriels qu'on leur propose. De part et d'autre de la frontière, une même tribu indienne est parfaitement saine au Mexique, et obèse sur le territoire américain, et ce, à quelques encablures ! Au Cambodge, qui n'avait jamais connu cela – même avant Pol-Pot – l'obésité suit pas à pas l'ouverture des restaurants industriels. J'ai enseigné dans les prisons et j'ai pu voir à quel point l'obésité y gagne aussi du terrain. Évidemment, s'y ajoute le problème de la sédentarité tout comme le manque de convivialité. Un repas doit être une jubilation. Et, comme je le disais plus haut, le fait de l'appréhender par les narines limite la tentation de gloutonnerie.
LE GLOUTON N'HUME POINT
LE JAPON, OÙ VOUS AVEZ RÉSIDÉ, EST-IL TOUCHÉ PAR CE PHÉNOMÈNE ?
Le pays du Soleil Levant n'est pas touché pour le moment, probablement parce qu'il n'a jamais été frappé de disette.
L'aspect visuel d'un mets est-il important ?
C'est une évidence. Ma cuisine est entièrement visuelle. Elle est un ornement, une dentelle. Mes plats sont autant de calligrammes. On prélève une couleur autant qu'une saveur. Cette couleur n'est naturellement pas issue d'une palette artificielle, mais renvoie à toute une tactilité de la matière.
LES SENSATIONS OLFACTIVES ?
Lorsque l'on hume les fumets, on a déjà entamé le repas car la mémoire olfactive est de loin la plus durable. Les effluves sont nourrissants. La sensation de satiété est atteinte plus rapidement. La prise de calories est ainsi limitée et se substitue agréablement à toute velléité de régime !
FIBREUX, FLASQUE, ÉLASTIQUE, COMPACT, RÊCHE, GLISSANT...
VOUS EXPLOREZ ÉGALEMENT LA CONSISTANCE !
Certes : en le déstructurant, je décline le même produit qui peut devenir tour à tour fibreux, flasque, élastique, compact, rêche ou glissant. J'explore le léger, l'aérien, le fragile, le transparent, l'instantané...
LE DOPAGE DEVIENT INUTILE
LES SPORTIFS SERAIENT-ILS BIEN INSPIRÉS DE VOUS ÉCOUTER ?
Bien plus qu'en se dopant ! Ma cuisine permet en effet une récupération beaucoup plus rapide.
VOTRE PHILOSOPHIE ?
Se réjouir sans avoir de regrets.